Bienvenue à bord du "Sea of Tranquillity"
Guy Duplat | La Libre Belgique, 1 September 2011
Sea of Tranquillity est une oeuvre totale d’Hans Op de Beeck, à Argos. Le monde absurde des bateaux de croisière géants, ces bulles inhumaines.
Bienvenue dans lemonde irréel des grandes croisières. Dans cette bulle de consommation et d’inanité qu’est le transatlantique de luxe.
Hans Op De Beeck, né en 1969, est un de nos meilleurs artistes. Il utilise ici tous ses talents : vidéos, sculptures, dessins, installations et même musique pour nous entraîner dans un voyage aussi beau que troublant. Dans tous ses travaux, l’artiste est à la fois loin et très proche de la réalité. Tout y est plausible mais plongé dans une sphère d’étrangeté qui interroge notre rapport à l’espace, au temps et aux autres. Cela n’a rien à voir avec une sorte de science-fiction, son choix est de créer des mondes parallèles qui renvoient à nos solitudes et à la froideur relationnelle du nôtre : espace de magasins déserts, paysage gelé sous la neige et décor après la bataille.
Pour l’exposition Sea of Tranquillity, une magnifique “oeuvre totale” au centre d’art Argos à Bruxelles, l’artiste est parti d’un séjour à Saint-Nazaire. Il fut frappé par ce port qui fut la dernière ville française libérée en 1945 et qui avait en son coeur une énorme usine bunker pour les U-Boot allemands. Il y apprit aussi qu’on y avait construit il y a peu, le Queen Mary 2, le “plus grand transatlantique du monde” disait la publicité. Comme on parle à Dubaï, avec la Burj Khalifa, de “la plus grande tour” du monde. Comme si être “le plus grand” était autre chose qu’un slogan vide.
Sachant cela, on peut pénétrer dans les salles sombres, “brut de décoffrage” du centre Argos avec ses anciennes colonnes de fer. Au centre, on découvre la maquette géante et illuminée du grand paquebot Sea of Tranquillity. Son “nez” est un peu inquiétant comme celui d’un bunker ou d’un avion furtif en Irak. Il semble dessiné par un grand architecte déconstructiviste (Zaha Hadid ou Frank Gehry) mais, pour le reste, ce bateau pourrait être bien réel. Hans Op de Beeck a tout étudié sur les bateaux de croisière. Sur les murs, de grandes aquarelles noir et blanc sur la mer, les étoiles, le bateau. Une autre maquette montre les docks où se construisent les grands “cruises” et où logent les travailleurs immigrés. Le capitaine et la bonne en cire, copies réelles des vrais, sont là, mais les yeux fermés ou le dos tourné.
On arrive alors à l’oeuvre maîtresse : un film d’une demi-heure d’une grande qualité formelle, où l’on embarque dans le bateau. Hans Op de Beeck a travaillé avec de vrais acteurs connus en Flandre, mais dans des décors pour la plupart construits en 3D à l’ordinateur. L’intérieur du Sea of Tranquillity a un design froid, contemporain. Tout est prévu pour que les passagers y bénéficient du confort optimum : restaurants (avec gâteaux bleus), séances de massage, spectacles de danseuses brésiliennes, bar avec une chanteuse black (la chanteuse flamande Sandrine) qui entonne un voluptueux air jazzy : Sea of Tranquillity écrit et composé par Hans Op de Beeck lui-même. On peut même disperser ses cendres depuis le deck ou y subir une chirurgie esthétique.
La force d’Hans Op de Beeck est d’être d’abord immédiatement lisible, avec des images d’une grande beauté. Mais tout l’intérêt est qu’il ménage des failles, nous montrant l’inhumanité de cette humanité. Notre monde est autant un décor en 3D que son film. Et son bateau embarque les gens dans une bulle qui ne mène nulle part, avec des airs de Titanic. Le film est riche d’images sublimes dans le sens de la dépossession : les cendres qui tombent lentement dans l’eau, la fumée de cigarette qui s’échappe de la bouche.
Hans Op de Beeck marie la poésie et la haute technologie : “Le bateau, nous explique-t-il, est un peu comme ces centres commerciaux, ou ces tours type Dubaï, ou ces banlieues protégées autour des grandes villes. Tout y est préparé, all inclusive, aseptisé. Le bateau représente ce vide.” Comme celui qu’on ressent dans ces “club vacances”, isolés de la vie, où on s’occupe de vous, du matin à la nuit.
Dans cette exposition visuelle, le seul son humain est la chaude voix de la chanteuse. Sa chanson, si mélancolique, traîne longtemps dans nos mémoires, comme les visages de ces morts-vivants qui se laissent entraîner dans des croisières comme des bulles insensées. Tout est-il trop froid, trop beau dans ce bateau? C’est justement là que se nichent notre malaise et le regard critique de l’artiste.