Sea of Tranquillity
Benoit Dusart | Art Meme, 5 January 2011
Prise par l’équipage d’Apollo 17 depuis la bordure orientale de la Mer de Tranquillité, The Blue Marble est la première photographie dévoilant totalement la Terre. Pour la première fois de son histoire, l’homme percevait nettement son territoire et ses limites. Seule une fine pellicule brumeuse masquait encore par endroit quelques faux mystères, petites aspérités déjà cartographiées et compilées par tout ce que l’histoire compta de conquérants, d’explorateurs et de missionnaires. Plus d’îles secrètes, de forêts ignorées, d’étendues clandestines et d’inconnus enchantés. A défaut, une connaissance parfaite de notre monde physique et la prise de conscience d’une destinée collective liée à la fragilité de notre planète, enfin révélée. Si le monde n’existe qu’aux travers des représentations qu’on en a, il s’acheva d’un regard lunaire, sidérale- ment panoptique.
A l’image d’une sphère lisse et immobile reposant aux pieds d’un ange superbe d’indifférence, la Terre ne nous est plus promise. Epuisée par les cartes et les traits de compas, fichée par Google Earth, elle ne satisfera peut-être plus jamais nos vœux d’histoires et d’horizons. Son image ne nous comble plus. Qu’en est-il, dès lors, lorsque s’épuisent les illusions et le progrès ? Lorsque, loin d’être perdus, ceux-ci s’accomplissent enfin, nous abandonnant au seuil d’un désir dont on ne sait encore le nom ?
Les Grecs traduisaient ce sentiment mélancolie. Liée au génie, elle était un moment de crise qui permettait d’avancer et de donner sens à sa vie. A L’image de la célèbre gravure de Dürer, Melencolia, l’exposition de Hans Op de Beeck (1969, vit et travaille à Bruxelles) est nimbée de cette aura crépusculaire, stimulant à la fois l’introspection et l’attente d’un devenir insondable. « Sea of Tranquillity », dans le prolongement de beaucoup d’autres œuvres de l’artiste, allégorise le crépuscule des mythes. Si les musées en accumulent les traces, aucun d’entre eux n’est assez grand pour accueillir le vide dans lequel leur achèvement nous plonge.
Maîtrisant comme peu d’autres les arcanes des illusions, Hans Op de Beeck œuvre en véritable artisan de leur théâtre. Somptueux et sépulcral, celui qu’il déploie ici prend la forme d’une installation et d’un court métrage qui, dans sa forme, doit beaucoup aux codes classiques du cinéma. Le film Sea of Tranquillity n’est pas sans rappeler l’univers sourd et mystérieux d’un David Lynch et les ambiances glacées du Stanley Kubrick de 2001 ou de The Shining. Mais si l’ « Hôtel Overlook » et la « Lost Highway » se faisaient métaphores de psychés maladivement labyrinthiques et terrifiantes, le Sea of Tranquillity, bateau de croisière hyperluxueux et personnage principal du film, n’est finalement qu’une chimère à laquelle ses passagers n’offrent qu’un regard délavé d’indifférence. Aussi majestueux soit-il, il ne fera point figure de terre promise. Le rêve a vécu. Et s’il surgit encore, se hasardant, ça et là, sur les airs d’un standard de jazz, à travers les reflets d’un cuir épais ou sur la pulpe de lèvres humectées de champagne, tous semblent savoir peser l’inanité de ces sursis dérisoires. Détachés du temps et du monde, livrés à une incommunicable solitude, les passagers du Sea of Tranquillity trouveront-ils en eux leur seul point de consistance, un désir encore vierge d’attraction, un nouvel horizon à prendre ?
Oscillant entre gravité et absurdité, l’univers de Hans Op de Beeck ouvre cette perspective. Plus poétique que critique, la prise de distance qui caractérise le regard de l’artiste permet au spectateur de s’identifier à cette quête qui, finalement, pourrait être la sienne. Invité à pénétrer l’univers mental des personnages, il éprouvera encore physiquement l’atmosphère qui se dégage du film. L’installation qui lui est parallèle est la reconstitution, tout aussi imaginaire, d’un musée inachevé dédié à la gloire du bateau. Participant pleinement à l’illusion, le spectateur devient lui-même acteur et élément vivant du décor. Conjuguant magistralement la fiction et sa mise en abîme, le simulacre créé par l’artiste en devient paradoxalement un lieu de désaliénation. Ce faisant, le miroir que nous tend Hans Op de Beeck ne se loge point dans ses images, mais dans l’interstice libre où s’annoncent, comme dans ce rêve de Kafka, leur naissance et leur disparition : « Si l’on pouvait être Peau-Rouge, toujours paré, et, sur un cheval fougueux, dressé sur les pattes de derrière, sans cesse vibrer sur le sol vibrant, jusqu’à ce qu’on jette les éperons, car il n’y avait pas d’éperons, jusqu’à ce qu’on jette les rênes, car il n’y avait pas de rênes, et qu’on voie le pays devant soi comme une lande tondue, déjà sans encolure et sans tête de cheval1 ». Car au-delà de son aspect désabusé, l’univers de l’artiste en appelle à cette fabuleuse absence, cette plaine vierge, « lande tondue » d’où, on se le souhaite, jaillira ce désir dont on ne sait encore le nom.