Hans Op de Beeck au bout de la nuit
Emmanuelle Lequeux | Le Monde, 2 December 2010
Habituellement, le Grand Café de Saint-Nazaire est noyé de lumière. Mais cet automne, le dynamique centre d'art est plongé dans l'obscurité absolue : le plasticien flamand Hans Op de Beeck a métamorphosé cette ancienne salle de bal pour y installer son œuvre crépusculaire.
Son exposition Sea of Tranquillity fonctionne comme un redoutable huis clos. De la moquette au plafond, tout est noir. Une œuvre d'art totale, inspirée par ces grands navires dont la ville portuaire s'est fait une spécialité. C'est ainsi la maquette d'un paquebot ultra-futuriste qui accueille le visiteur : fuselé comme un avion furtif, clignotant de ses mille hublots, ce géant des mers est ici honoré en un musée fictif qui est aussi son tombeau.
Vitrines vides, matériels de construction épars au sol : on ne sait si ce lieu de vénération est déjà fermé, ou pas encore ouvert. Saisie dans la cire comme au musée Grévin, une femme de chambre énigmatique se concentre sur elle-même, tandis que le vieux capitaine tout aussi momifié semble s'interroger sur l'avenir. Il est prêt pour son dernier voyage : on l'apprend dans le film qui clôt le parcours.
Réalisé à 90 % en images numériques, ce moyen-métrage laisse défiler des clichés à l'esthétique glaçante et glacée. Il se compose comme une longue visite au sein de ce Queen Mary à l'allure militaire, parti dans un voyage intérieur. Embarquement loin de Cythère.
Dans cet étouffant microcosme, annonce d'un monde pas si lointain, une immense solitude règne : du capitaine seul maître à bord au touriste se goinfrant, en passant par la chanteuse de jazz stéréotypée. Nul n'adresse la parole à quiconque. Pour seul son, les ronflements des moteurs, et la musique solennelle composée par le plasticien, réputé pour tout concevoir lui-même, du vêtement des mannequins à la menuiserie.
« Pour moi, ces grands bateaux sont des métaphores de notre manière de gérer le temps et l'espace aujourd'hui, de la manière dont nous concevons nos loisirs, dont nous mettons en scène nos identités sociales », explique I'artiste, connu pour ses installations envoûtantes, qui submergent le visiteur de leur atmosphère romantico-glauque. Il en a montré plusieurs à la Foire de Bâle ; elles lui ont permis d'accéder à un succès international. «Ce bateau est en fait proche des gated communities, ces communautés fermées qu'on voit en Chine ou aux Etats-Unis, poursuit-il. II est soumis à une très stricte hiérarchie sociale. II n'y a aucune vie dans ces espaces artificiels, aucune évolution organique. Ces gens sont très loin de l'idée première de voyage, qui consiste en une exploration, une expérience. »
On sort de ce voyage mental serti d'un réel inconfort, perturbé par tant de beauté vaine, hanté du souvenir de ces êtres vivants qui sont déjà des fantômes. Quasiment jamais exposé en France, Hans Op de Beeck réussit pour cette première monographie dans l'Hexagone un coup d'éclat : une exposition comme un diamant noir et brutal.