Le huis clos "Sea of Tranquillity", en attendant la dispersion des illusions
Dominique Legrand | Le Soir, 26 January 2011
La mer de la Tranquillité est sans doute la mer lunaire la plus célèbre. C’est sur cette vaste plaine de basalte que s’est posé, le 21 juillet 1969, le module lunaire de la mission américaine Apollo 11 menée par le trio d’astronautes Armstrong, Collins et « Buzz » Aldrin.
Cet outre-monde – la lune comme icône de la mélancolie, sorte de réalité parallèle à la fois proche et extrêmement lointaine – a inspiré le talentueux artiste belge Hans Op de Beeck (Turnhout, 1969). Il nous livre une oeuvre d’art totale, superbe réflexion plastique et visuelle.
Deuxième point d’accroche de Sea of Tranquillity (2010), un séjour en résidence que l’artiste fit à Saint-Nazaire en 2008. Frappé par le passé et le présent de la ville portuaire marquée par la Seconde Guerre mondiale, sa fantomatique base sous-marine, la reconstruction d’après-guerre, ses gigantesques chantiers navals qui produisent les plus grands paquebots du monde (le Queen Mary II, juste sorti de cale à l’époque) – mais aussi par le Burj Khalifa à Dubaï, le gratte-ciel le plus haut du monde –, « je parle simplement de la vie et de l’expérience que nous en avons », résume Hans Op de Beeck.
« Le plus haut », « le plus grand », toutes ces considérations émanant d’une société de consommation de luxe, les concepts de temps de travail et de temps libre, les balises floues de la réalité et des illusions, donnent le tempo du roulis.
L’installation Sea of Tranquillity est un diamant noir. Cette chronique d’une mort annoncée englobe la maquette du paquebot illuminé dans le désert de la nuit, des mannequins, un capitaine momifié, des outils de travail, une évocation de couchages dans des containers, des aquarelles…
Une poétique de l’espace
En ligne de mire de cette réflexion stylée sur le Temps et le dernier voyage, un court-métrage mêle acteurs réels et scènes numériques en 3D, donnant une densité narrative aux diverses images découvertes précédemment. Ce huis clos est époustouflant dans la maîtrise du scénario aléatoire, dans l’utilisation picturale du noir, du gris et du blanc comme processus d’« authentification du faux », marque de fabrique des images mentales de l’artiste.
Après une présentation à Saint-Nazaire, voici à Bruxelles le soufflé rauque et glacé du Sea of Tranquillity, un nom fictif pour un liner aussi mythique qu’un monstre sorti du néant.
Dans ce monde crépusculaire, entre poids d’une menace non identifiée et sentiment d’absence, l’illustration musicale composée par l’artiste ponctue avec tout le pathos du blues cette étrange carte maritime. En recherche du monde de la mémoire, des personnages se détachent, dérivent comme des satellites dans une poétique de l’espace qui évoque le cinéma de David Lynch.
L’illusion, l’éphémère, la beauté, la mort nous sont ainsi offerts en miroir, entre l’absurdité d’une scène et l’ennui métaphysique qui émane des êtres. Pourtant, ironie et humour ne sont jamais étrangers à ce monde fatal, sorte de Léthé où l’on perdrait tout souvenir de nos vies antérieures. Tanguant entre gravité et dérisoire, ce parcours nous embarque bien plus loin qu’une futile croisière de luxe… Vers quelle destination inconnue voguons-nous ?