Voyage en aller simple
Guy Gilsoul | Le Vif, 13 July 2013
La visite du tout nouveau musée Red Star Line, à Anvers, consacré à l’émigration, se termine par un film de 9 min 20 réalisé par l’artiste Hans Op de Beeck. Séance émotion.
Depuis 1873 et ce jusqu’en 1934, ils seront plus de 2,5 millions à choisir, depuis le port d’Anvers, l’aller simple vers l’Amérique en empruntant un des navires de la compagnie Red Star Line. Aux aventuriers se mêlent les migrants et, parmi les passagers, il y a des riches mais surtout des pauvres. Le plus beau des paquebots a été construit en 1923 dans les chantiers de Belfast d’où était sorti le Titanic. Avec ses trois hautes cheminées (dont une factice), ses 212 mètres de long et ses huit ponts, le Belgenland lourd de 27000 tonnes rejoint dès 1923 et en une dizaine de jours Ellis Island, le port de New York. A son bord, on dénombre 800 passagers en première classe et plus de 2000 autres entassés dans les dortoirs et autres salles communes de l’entrepont. Les premiers oublient la lenteur des journées dans les salles de gymnastique, la bibliothèque, les divers salons où l’on danse sur des airs de ragtime et les salles où l’on mange avec des couverts en argent. Pour les enfants, une plage a même été aménagée sur un des ponts avec le sable d’Ostende. Les seconds attendent, en chantant, en priant ou en silence. Ils sont nombreux à venir de loin, chassés par la misère ou l’intolérance d’un régime. Arrivés à destination, les uns tenteront leur chance sur place. Les autres rallieront Chicago, St Louis, San Antonio ou encore le Canada jusqu’à Winnipeg.
La visite de ce tout nouveau musée – il ouvre ses portes le 28 septembre – fait revivre ces divers moments du périple. A grands renforts de photographies d’époque, de maquettes, d’objets vintage (des meubles à la vaisselle) et de multiples documents, le parcours use aussi des bornes interactives qui permettent entre autres de suivre une vingtaine de récits bien réels vécus à différentes époques de l’histoire de cette émigration. Aux trois anciens bâtiments de briques réunis les uns aux autres à la suite d’une restauration associant textures anciennes et luminosité muséale, les architectes ont ajouté une tour dont la forme rappelle celle d’une cheminée de paquebot. Elle invite à rejoindre un point de vue sur les grues du port d’Anvers, le Rijnkaai et l’appel du large. L’idée de navire transatlantique, avec ses longs couloirs étroits et ses patios, définit à son tour une scénographie grâce à laquelle on ne s’ennuie jamais. Mais il fallait aussi éviter le piège de la morale, du misérabilisme et de la nostalgie. Aussi la dernière étape de la visite est-elle réservée à un film de fiction de 9 min 20 réalisé par l’artiste contemporain Hans Op de Beek avec 400 volontaires.
Un regard empathique
L’artiste anversois met en scène une oeuvre monumentale que l’on arpente sur plusieurs dizaines de mètres dans la pénombre entre des paysages d’océan noirs peints à l’aquarelle, des sculptures hyperréalistes et une grande maquette monochrome d’un paquebot baptisé Sea of Tranquillity. Tout au fond, sur un large écran, un film, réalisé à partir des décors fabriqués dans son atelier de menuiserie,
évoque la vie à bord du bateau. En réalité, il ne se passe rien que de très ordinaire. Le temps s’étire, les gestes des figurants sont lents et, pour accentuer encore l’impression, les teintes sont pâles, presque silencieuses. Pourtant, derrière la fiction, l’artiste traite de vraies questions mettant l’homme face à lui-même. « Je m’intéresse au monde que nous construisons et aux décors de nos vies qui
nous donnent un sentiment d’identité alors qu’avec un peu de recul, nous en percevons le côté fictif, explique-t-il. Songeons aux conventions qui gouvernent la mise en place d’une salle d’attente chez le médecin ou encore, une chambre de bébé. » Dans une autre oeuvre, aujourd’hui acquise par un musée japonais, le visiteur pénètre dans un restoroute. Il peut s’asseoir à une table dans un décor aux teintes étouffées d’un Morandi et, par les fenêtres, suivre du regard une route qui serpente au loin et disparaît derrière les montagnes. Le dispositif relève du diaporama et s’étend sur plus de vingt mètres en utilisant divers procédés comme celui de la perspective accélérée. Tout est faux... « Le rapport avec le spectateur se doit d’être honnête. L’art est un artifice. »
Mais cette fois, la fiction suggérée repose sur des faits bien réels et parfois dramatiques. Or, rien n’est plus éloigné de mise pour commenter artistiquement la pauvreté en exil ou encore l’holocauste. Mais loin de lui aussi la naïveté, la leçon de morale et le romantisme teinté de mélancolie. « Je voulais dédramatiser le sujet par ailleurs si chargé, donner une sorte de légèreté à l’image, créer une tension entre la douceur des mouvements des figurants et la monumentalité écrasante et vide du hangar où tout a été tourné. En filmant des gestes simples et quotidiens (s’asseoir, porter une valise, se doucher...), je montre combien les migrants demeurent des hommes, des femmes et des enfants qui ont un pied dans le réel et un autre dans l’intime. Pour ce film, j’ai travaillé avec 400 volontaires anonymes qui, d’une façon ou d’une autre, directement ou indirectement, ont vécu cette histoire de l’exil. »
Le nombre impressionne et donne à la notion de groupe un sens qui peut à la fois effrayer et réconforter. A sa demande, les participants auront apporté à l’artiste de vieilles valises que le peintre a aussitôt recouvert d’une teinte uniformément grise. Hors du temps aussi les vêtements (costume pour les hommes, jupes pour les femmes). L’impression de chorégraphie et d’harmonie qui se dégage de ces quelques minutes filmées avec la précision d’un Vermeer doivent aussi à la sobriété des moyens et à l’empathie du réalisateur pour l’humain. Un magnifique point de départ, en tout cas, pour terminer la visite!