Hans Op de Beeck - Le crépuscule des illusions
Evence Verdier | Art Press, 1 September 2005
Les œuvres de Hans Op de Beeck, empreintes de mélancolie, sont pourtant aussi éloignées de la poétique de «la ville morte» de Rodenbach que de l’univers désolé de Beckett. Ses ensembles sculpturaux et sonores comme ses dessins, ses vidéos et ses photographies apparaissent en effet toujours dans des dispositifs qui permettent au spectateur de prendre une distance par rapport à leur aspect désabusé. L’artiste flamand exposera prochainement au Kunstverein de Hanovre du 26 novembre 2005 au 5 février 2006.
Restes visuels, traces de situations rêvées ou vécues, les propositions sculpturales de Hans Op de Beeck trouvent leur efficacité dans l’exercice d’une «dé-création» et dans la position du regard qu’elles requièrent – les maquettes à hauteur de poitrine par exemple permettent au spectateur de s’y glisser mentalement avec aisance. Par des opérations de réduction et de soustraction, sont réalisés des lieux génériques dépourvus de détails formels, d’«artistic touch» et de narration, lieux non situés géographiquement, et qui libèrent l’imagination. Étant donné le non-sens ancré dans le réel et l’aliénation inhérents à nos parcours quotidiens, l’artiste peut-il faire autre chose que de sauter hors de la mimesis? Comme l’écrit Jacques Rancière, «le saut hors de la mimesis n’est en rien le refus de la figuration (et) le réalisme ne signifie pas valorisation de la ressemblance mais destruction des cadres dans lesquels il fonctionne». Hans Op de Beeck travaille justement à la prise de conscience de ces cadres qui déterminent nos comportements et influent sur nos sensibilités. Il s’en prend au rapport de fidélité que nous entretenons sans cesse à des modèles. L‘artiste réalise de sobres simulacres et non des leurres. La finalité de ses œuvres consiste à offrir au regard des formes qui, au-delà d’une description ironique de l’absurdité des situations banales de la vie, communiquent également le désir d’inventer et de vivre une autre réalité. Désir qui s’inscrit par exemple dans l’écart entre ce qui s’est figé et ce qui bouge encore et résiste à l’inertie. Location (1) (1998) représente un paysage de 8 m², déserté et nocturne, où des routes se croisent dans un halo de lumière bleue que vient animer seulement le clignotement de feux de signalisation. Dans Location (4) (2001), le spectateur est invité à s’asseoir sur un banc pour regarder, à travers une fenêtre en forme d’écran cinématographique, le carrefour sinistré d’une ville fantôme au cœur duquel jaillit, insolite, l’eau d’une fontaine. Chaque fois, Hans Op de Beeck perturbe le caractère statique des “no man’s land” qu’il réalise au moyen d’un élément mobile. Staged Memory (1) (2000) est une maquette de la cour d’école de son enfance où une statue semble veiller sur le ballon rouge qu’il y a laissé traîner. Seuls les nuages qui traversent le ciel dans la projection vidéo placée en toile de fond désobéissent au signal d’arrêt de ce ballon aux allures de feu rouge. La vie continue ailleurs, sur l’écran de l’«illusion enchanteresse», mais Hans Op de Beeck a pris soin de donner au spectateur le point de vue du narrateur : un regard en surplomb qui fait de lui cet élément mobile contrastant avec la fixité de la maquette.
Un aquarium mental
Hans Op de Beeck substitue au monde extérieur un «aquarium mental» où nagent les ombres du réel. Absurdité versus illusion. Room with a view, installation sculpturale et environnementale permanente, réalisée in situ en 2001 à Aarschot, en Belgique, est une petite maison pour solitaire : une seule personne à la fois peut y pénétrer et s’asseoir devant une large fenêtre panoramique pour observer le paysage. Le cadre qui délimite ce dernier permet d’éprouver une expérience esthétique de l’instant plutôt que de se complaire dans l’image différée. Si, tel qu’on l’entend dans la vidéo Loss (2004), «laisser une trace est une illusion», le mode de résistance au réel le plus adapté consisterait en effet à apprendre à «aimer le glissement silencieux du temps». Comme dans l’univers de Maeterlinck, dont Bachelard disait qu’«il a travaillé aux confins de la poésie et du silence, au minimum de la voix, dans la sonorité des eaux dormantes», on attend que quelque chose advienne. Détermination (4) (1998) est une vidéo murale silencieuse projetée au ras du sol où l’on voit en taille réelle un couple et deux enfants marcher et courir sur le même plan que nous. Ils s’avancent frontalement dans notre direction. Le fond monochrome blanc sur lequel se détachent leurs silhouettes annule toute perspective, si bien qu’ils n’en finissent pas de venir à notre rencontre comme s’ils faisaient du sur place pendant presque 8 minutes. Le plan de l’image devient une espèce de miroir qui nous renvoie l’incertitude de nos propres déplacements. De même, le dispositif vidéo Insert Coin - For Love (1999) invite le spectateur à introduire une pièce de monnaie dans une fente pour regarder une scène de peep-show. Mais en refusant de faire son numéro, la fille piège le spectateur à sa propre curiosité de voyeur. Le seul dévoilement qui nous est offert consiste à interroger la finalité de notre désir de voir. Autre exemple : Situation (1) (2000) est une projection vidéo où l’on voit, dans un supermarché sans client, une succession de caissières qui attendent à leur poste de pouvoir jouer leur rôle. En vain. Comme pour l’insomniaque, le temps fait 40 sentir sa durée. L’univers de Hans Op de Beeck semble avoir perdu toute fonctionnalité. Entre l’espace réel et l’espace virtuel de la représentation, il occupe l’intervalle que l’artiste s’emploie par ailleurs à faire rétrécir. Location (5) est une grande installation réalisée in situ au GEM de La Haye en 2004 et présentée ensuite à la foire de Bâle ; une cafétéria autoroutière de 20 mètres de long accueille les voyageurs dans une atmosphère crépusculaire. Ambiance snack-bar fermé et musique radio. Assis sur les banquettes, les passagers embrassent à travers les fenêtres une large chaussée bordée de lampadaires en perspective, dont la disposition et la taille ont été calculées pour donner à ce paysage nocturne un point de fuite lointain. Invitation au voyage d’un autre type. Le lieu privilégié baudelairien fait ici place à un espace où les soleils couchants se troquent contre des luminaires artificiels. Hans Op de Beeck propose de s’arrêter le temps d’une pause-café pour regarder à quoi ressemble le paysage de nos vies. Non-lieux, organisés pour permettre l'oubli et perdre son identité à travers les représentations saturées qu'ils génèrent (affiches, objets de consommation immédiate). Des non-lieux qui affectent «nos représentations de l'espace, notre rapport avec la réalité et notre relation aux autres» (Marc Augé).
La métaphore du dessin
En 2004, à la galerie des Filles du calvaire à Paris, la projection vidéo Loss/Perte (2004) montrait, entre autres images, des vagues dont la progression conduisait au centre de l’espace d’exposition. Là, se trouvait un bassin semblable à l’étang aux nénuphars dont il était aussi question dans le film. Cette sculpture paraissait avoir échoué sur le rivage de la vidéo, et l’exposition noir et blanc ressemblait à un dessin en trois dimensions où le spectateur était chargé d’apporter la couleur. Autre métaphore du dessin, la vidéo Blender (2003) représente une scène de «gommage» et de recomposition : un manège de chevaux de bois grandeur nature se met à tourner comme les hélices d’un mixer et l’image, sous l’effet de l’accélération, s’estompe en traînée de couleurs. Puis, le manège se mettant à tourner dans l’autre sens, les chevaux reprennent progressivement leur forme. Toujours l’alternance du défaire et du refaire. La vidéo en boucle évoque l’incessant mouvement d’un balancier dans lequel l’identité de l’image se cherche comme le sens de l’existence entre les battements de métronome. Autre renvoi au dessin, les mises en scène de Hans Op de Beeck sont en fait des «mises en perspective» du monde actuel. T-Mart (2005), récemment présenté au MuHKA à Anvers, est une maquette de grand format (8 x 9 m) située à plus d’un mètre du sol. Elle représente un paysage nocturne : entre des routes qui se croisent apparaît un parking sombre et désert à la lisière duquel se découpe un carré blanc. Celui-ci circonscrit la surface d’un supermarché dont le toit a été ôté pour qu’on en aperçoive la configuration : allées, rayonnages, escalators, caisses... Ce même carré sert de cadre à une projection vidéo qui le balaye de rais lumineux. Il ressemble à la carte d’un circuit électronique ou encore à un dispositif de radiographie ou de vidéo-surveillance. Hans Op de Beeck a composé lui-même pour cette proposition sculpturale une musique qui renforce le sentiment d’être à la fois nulle part et intimement concerné. Il est question de déstabiliser les certitudes qui confortent le monde tel qu’il va et de modifier la compréhension que nous en avons. Comme dans chacune de ses propositions, l’expérience du temps suspendu n’est pas une échappatoire, mais l’occasion d’une «façon profonde de sentir», qui favorise le travail de conceptualisation auquel est invité le spectateur. À l’aune de la vidéo Places (Gardening 2), 2003, une animation digitale des dessins de l’artiste où le paysage se transforme constamment par une succession de fondus enchaînés, il s’agit moins de montrer des images que de représenter le temps du passage et la possibilité de reformuler les choses. Qu’est-ce qui mieux que le dessin ou la maquette, ou le crépuscule, pourrait évoquer cette recherche de l’instabilité du sens qui caractérise.